Anaxagore, détail de la fresque de la façade de droite de l'université nationale et capodistrienne d'Athènes (vers 1888).
Anaxadore est à Clazomènes vers 500 avant J.-C., Anaxagore vint se fixer à Athènes, où il introduisit la notion d’« intelligence » (Noûs), ordonnatrice de la nature. Il appartenait au cercle des proches conseillers de Périclès. Condamné pour impiété parce qu’il avait soutenu l’idée d’une astronomie mécaniste ne mentionnant jamais les dieux, il se retira à Lampsaque (Asie mineure), où il mourut en 428 avant J.-C.
Texte
"— Là-dessus, Socrate fit une longue pause, occupé à réfléchir par devers lui. Enfin il reprit : « Ce n’est pas une petite affaire que tu demandes là, Cébès ; car elle exige une investigation complète sur la cause de la génération et de la corruption. Je vais te raconter, si tu veux, mes propres expériences en ces matières ; si, parmi les choses que je vais dire, il en est qui te paraissent utiles, tu les emploieras pour nous persuader tes sentiments.
— Certainement, je le veux, dit Cébès.
— Écoute donc mon exposé. Dans ma jeunesse, Cébès, dit-il, j’avais conçu un merveilleux désir de cette science qu’on appelle la physique. Il me semblait que c’était une chose magnifique de connaître la cause de chaque chose, ce qui la fait être, ce qui la fait périr, ce qui la fait exister. Et souvent je me suis mis la cervelle à la torture pour étudier des questions comme celles-ci : Est-ce lorsque le chaud et le froid ont subi une sorte de fermentation que, comme le disaient quelques-uns, les êtres vivants se forment ? Est-ce le sang qui fait la pensée, ou l’air, ou le feu, ou aucun de ces éléments, et n’est-ce pas le cerveau qui nous donne les sensations de l’ouïe, de la vue et de l’odorat ? N’est-ce pas de ces sensations que naissent la mémoire et l’opinion, et n’est-ce pas de la mémoire et de l’opinion, une fois devenues calmes, que naît la science ? Je cherchais aussi à connaître les causes de corruption de tout cela ainsi que les phénomènes célestes et terrestres. Mais à la fin je découvris que pour ce genre de recherche j’étais aussi mal doué qu’on peut l’être. Et je vais t’en donner une preuve sensible. Il y a des choses qu’auparavant je savais clairement, il me le semblait du moins à moi-même et aux autres. Eh bien, cette étude me rendit aveugle au point que je désappris même ce que j’avais cru savoir jusque-là sur beaucoup de choses et en particulier sur la croissance de l’homme. Avant ce moment, je croyais qu’il était évident pour tout le monde qu’il croissait par le manger et le boire ; que, lorsque, par la nourriture, des chairs s’étaient ajoutées aux chairs, des os aux os, et de même aux autres parties les choses appropriées à chacune d’elles, alors la masse qui était petite devenait ensuite volumineuse et que c’était ainsi que l’homme, de petit, devenait grand. Voilà ce que je pensais alors. Cela ne te paraît-il pas raisonnable ?
— Si, répondit Cébès.
— Examine encore ceci. Je croyais qu’il était suffisant de savoir, en voyant un homme grand, debout à côté d’un homme petit, qu’il le dépassait juste de la tête, et ainsi d’un cheval auprès d’un autre cheval, et que, pour prendre des exemples encore plus clairs que les précédents, le nombre dix me paraissait être plus grand que le nombre huit, parce que le nombre deux s’ajoutait à huit, et la double coudée plus grande que la coudée, parce qu’elle la dépassait de la moitié.
— Et maintenant, demanda Cébès, qu’en penses-tu ?
— Je suis loin, par Zeus, répondit Socrate, de croire que je connais la cause de l’une quelconque de ces choses ; car je n’arrive même pas à reconnaître, quand à un on a ajouté un, si c’est l’un auquel on a ajouté qui est devenu deux, ou si c’est celui qui a été ajouté et celui auquel on l’a ajouté qui sont devenus deux par l’addition de l’un à l’autre. Car c’est pour moi un sujet d’étonnement de voir que, lorsque chacun d’eux était à part de l’autre, chacun était naturellement un et n’était pas deux alors, et que, quand ils se sont rapprochés l’un de l’autre, ils sont devenus deux pour cette raison que la réunion les a mis l’un près de l’autre. Je ne peux pas davantage me persuader que, si l’on coupe l’unité en deux, ce fait de la division ait été aussi la cause qu’elle est devenue deux ; car voilà une cause contraire à celle qui tout à l’heure nous donnait deux ; tout à l’heure, c’est parce qu’ils étaient réunis l’un près de l’autre et ajoutés l’un à l’autre, et maintenant c’est parce que l’un est ôté et séparé de l’autre. Je ne puis plus croire non plus que je sais par quoi un est engendré, ni en un mot par quoi n’importe quelle autre chose naît, périt ou existe ; c’est l’effet de ma première méthode ; mais je me hasarde à en embrasser moi-même une autre et je repousse absolument la première.
XLVI. — Mais un jour, ayant entendu quelqu’un lire dans un livre, dont l’auteur était, disait-il, Anaxagore, que c’est l’esprit qui est l’organisateur et la cause de toutes choses, l’idée de cette cause me ravit et il me sembla qu’il était en quelque sorte parfait que l’esprit fût la cause de tout. S’il en est ainsi, me dis-je, l’esprit ordonnateur dispose tout et place chaque objet de la façon la meilleure. Si donc on veut découvrir la cause qui fait que chaque chose naît, périt ou existe, il faut trouver quelle est pour elle la meilleure manière d’exister ou de supporter ou de faire quoi que ce soit. En vertu de ce raisonnement, l’homme n’a pas autre chose à examiner, dans ce qui se rapporte à lui et dans tout le reste, que ce qui est le meilleur et le plus parfait, avec quoi il connaîtra nécessairement aussi le pire, car les deux choses relèvent de la même science. En faisant ces réflexions, je me réjouissais d’avoir trouvé dans la personne d’Anaxagore un maître selon mon cœur pour m’enseigner la cause des êtres. Je pensais qu’il me dirait d’abord si la terre est plate ou ronde et après cela qu’il m’expliquerait la cause et la nécessité de cette forme, en partant du principe du mieux, et en prouvant que le mieux pour elle, c’est d’avoir cette forme, et s’il disait que la terre est au centre du monde, qu’il me ferait voir qu’il était meilleur qu’elle fût au centre. S’il me démontrait cela, j’étais prêt à ne plus demander d’autre espèce de cause. De même au sujet du soleil, de la lune et des autres astres, j’étais disposé à faire les mêmes questions, pour savoir, en ce qui concerne leurs vitesses relatives, leurs changements de direction et les autres accidents auxquels ils sont sujets, en quoi il est meilleur que chacun fasse ce qu’il fait et souffre ce qu’il souffre. Je n’aurais jamais pensé qu’après avoir affirmé que les choses ont été ordonnées par l’esprit, il pût leur attribuer une autre cause que celle-ci : c’est le mieux qu’elles soient comme elles sont. Aussi je pensais qu’en assignant leur cause à chacune de ces choses en particulier et à toutes en commun, il expliquerait en détail ce qui est le meilleur pour chacune et ce qui est le bien commun à toutes. Et je n’aurais pas donné pour beaucoup mes espérances ; mais prenant ses livres en toute hâte, je les lus aussi vite que possible, afin de savoir aussi vite que possible le meilleur et le pire.
XLVII. — Mais je ne tardai pas, camarade, à tomber du haut de cette merveilleuse espérance. Car, avançant dans ma lecture, je vois un homme qui ne fait aucun usage de l’intelligence et qui, au lieu d’assigner des causes réelles à l’ordonnance du monde, prend pour des causes l’air, l’éther, l’eau et quantité d’autres choses étranges. Il me sembla que c’était exactement comme si l’on disait que Socrate fait par intelligence tout ce qu’il fait et qu’ensuite, essayant de dire la cause de chacune de mes actions, on soutînt d’abord que, si je suis assis en cet endroit, c’est parce que mon corps est composé d’os et de muscles, que les os sont durs et ont des joints qui les séparent, et que les muscles, qui ont la propriété de se tendre et de se détendre, enveloppent les os avec les chairs et la peau qui les renferme, que, les os oscillant dans leurs jointures, les muscles, en se relâchant et se tendant, me rendent capable de plier mes membres en ce moment et que c’est la cause pour laquelle je suis assis ici les jambes pliées. C’est encore comme si, au sujet de mon entretien avec vous, il y assignait des causes comme la voix, l’air, l’ouïe et cent autres pareilles, sans songer à donner les véritables causes, à savoir que, les Athéniens ayant décidé qu’il était mieux de me condamner, j’ai moi aussi, pour cette raison, décidé qu’il était meilleur pour moi d’être assis en cet endroit et plus juste de rester ici et de subir la peine qu’ils m’ont imposée. Car, par le chien, il y a beau temps, je crois, que ces muscles et ces os seraient à Mégare ou en Béotie, emportés par l’idée du meilleur, si je ne jugeais pas plus juste et plus beau, au lieu de m’évader et de fuir comme un esclave, de payer à l’État la peine qu’il ordonne.
Mais appeler causes de pareilles choses, c’est par trop extravagant. Que l’on dise que, si je ne possédais pas des choses comme les os, les tendons et les autres que je possède, je ne serais pas capable de faire ce que j’aurais résolu, on dira la vérité ; mais dire que c’est à cause de cela que je fais ce que je fais et qu’ainsi je le fais par l’intelligence, et non par le choix du meilleur, c’est faire preuve d’une extrême négligence dans ses expressions. C’est montrer qu’on est incapable de discerner qu’autre chose est la cause véritable, autre chose ce sans quoi la cause ne saurait être cause. C’est précisément ce que je vois faire à la plupart des hommes, qui, tâtonnant comme dans les ténèbres, se servent d’un mot impropre pour désigner cela comme la cause. Voilà pourquoi l’un, enveloppant la terre d’un tourbillon, la fait maintenir en place par le ciel, et qu’un autre la conçoit comme une large huche, à laquelle il donne l’air comme support. Quant à la puissance qui fait que les choses sont actuellement disposées le mieux qu’il est possible, ils ne la cherchent pas, ils ne pensent pas qu’elle possède une sorte de force divine ; mais ils croient pouvoir découvrir un Atlas plus fort, plus immortel qu’elle, et qui maintienne mieux l’ensemble des choses, et ils ne songent jamais qu’en réalité c’est le bien et la nécessité qui lient et maintiennent les choses. Quant à moi, pour connaître une telle cause et savoir ce qu’elle est, je me ferais avec allégresse le disciple de tous les maîtres possibles. Mais comme elle se dérobait et que j’étais impuissant à la trouver moi-même et à l’apprendre d’autrui, j’ai changé de direction pour la chercher. Comment je m’y suis pris, veux-tu, Cébès, dit-il, que je t’en fasse un récit ?
— Si je le veux ! plus que tout au monde, s’écria Cébès.
XLVIII. — Quand je fus las d’étudier les choses, reprit Socrate, je crus devoir prendre garde à ne pas éprouver ce qui arrive à ceux qui regardent et observent le soleil pendant une éclipse ; car ils perdent quelquefois la vue s’ils ne regardent pas son image dans l’eau ou dans un milieu semblable. L’idée d’un tel accident me vint à l’esprit et je craignis que mon âme ne devînt complètement aveugle, si je regardais les choses avec mes yeux et si j’essayais de les saisir avec un de mes sens. Je crus alors que je devais recourir aux principes et regarder en eux la vérité des choses. Mais peut-être ma comparaison n’est-elle pas exacte de tout point ; car je n’accorde pas sans réserve qu’en examinant les choses dans leurs principes, on les examine plutôt dans des images que quand on les regarde dans leur réalité. Quoi qu’il en soit, voilà le chemin que j’ai pris. Je pose en chaque cas un principe, celui que je juge le plus solide, et tout ce qui me paraît s’y accorder, qu’il s’agisse de causes ou de toute autre chose, je l’admets comme vrai, et, comme faux, tout ce qui ne s’y accorde pas. Mais je veux te rendre ma pensée plus sensible, car je pense que tu ne m’entends pas encore.
— Non, par Zeus, dit Cébès, pas trop bien.
XLIX. — Pourtant, reprit Socrate, il n’y a dans ce que je dis rien de neuf : c’est ce que je n’ai jamais cessé de dire, et en d’autres occasions et tantôt, dans notre entretien. Je vais essayer de te montrer la nature de la cause que j’ai étudiée, en revenant à ces idées que j’ai tant rebattues. Je partirai de là, admettant qu’il y a quelque chose de beau, de bon, de grand en soi et ainsi du reste. Si tu m’accordes cela et si tu conviens que ces choses en soi existent, j’espère alors que je trouverai et te ferai voir la cause qui fait que l’âme est immortelle.
— Sois sûr que je te l’accorde, dit Cébès, et achève vite ta démonstration."